Avec Carole Tocah.
Quand j'ai appris que les personnes en situation de handicap, physique ou psychique, pouvaient trouver des difficultés à être admises dans des structures d'enseignement musical, j'ai eu envie de créer une approche spécifique pour elles. J'avais été profondément interpelée par le travail d'Howard Butten, clown mime musicien thérapeute des années 90.
J'ai travaillé, lu et réfléchi de nombreuses années avant de me sentir digne de ce projet. Je voulais d'abord me former, identifier en moi les raisons de cet
attrait, et éradiquer tous les conditionnements qui auraient pu me faire commettre des maladresses. Une maladresse, ça
peut blesser très fort. Le souffle, la mémoire, et la mécanique corporelle sont mobilisés par la pratique musicale. Je voulais être celle qui offre de mobiliser ces capacités à la faveur d'un
moment de liberté dans un espace préservé à des êtres dont le champ d'expérience est limité par leur internement et les exigences insoutenables pour eux de la société.
En novembre 2019, j'ai suivi une formation qui m'a permis de rencontrer des intervenants handicapés, professeurs de musique extraordinaires, et des élèves
trisomiques, autistes, et aveugles, puissamment impliqués. La même année, j'entends à la radio une interview de Philippe CROIZON qui, sans bras ni jambes, a
traversé l'Atlantique en solitaire...
Au milieu de l'histoire, il a prononcé ces mots: "capable autrement"... qui ont donné une forme à un ressenti qui m'était familier, pour d'autres raison.
Que représentait cet autrement pour moi? Pourquoi cet intérêt pour l'Autre Norme? La liberté, une liberté en tout cas. Avec les "autres-non-rentables", je respire
mieux. Ils ne peuvent être exploités comme trophées, et nous parlent donc de la possibilité d'Aimer comme Daniel Pennac en parle à la fin de son livre "Chagrins d'école". Lisez-le, c'est un livre
d'inadapté devenu un grand homme de lettres. Et puis, cela n'engage que moi, mais je crois qu'on est tous handicapés de quelque chose, simplement, la plupart du temps, la société a inclus
certains handicaps et elle appelle ça "la norme".
Dans ces espaces de l'Autrement, qu'on soit handicapé ou accompagnant valide, il y a l'obligation de développer des capacités insoupçonnées pour vivre dans un
contexte pas toujours franchement hostile, mais au moins soupçonneux et inadapté. Ce sont les dénommés valides qui ne savent pas adapter leur monde. Depuis la nuit des temps, on demande, - et
n'est-ce pas le monde à l'envers si l'on est dit "valide" - , aux handicapés de s'adapter. Toute l'inversion des valeurs qui ralentit notre évolution s'illustre ici aussi.
Dans ces lieux de l'Autrement, le rapport au temps ne se laisse plus bousculer, puisque, de toute façon, "on peut pas faire plus vite que la musique!".
Beau sujet pour un artiste, très stimulant pour un pédagogue. Quelle aventure pour une citoyenne qui veut participer à son niveau pour une société meilleure. Je suis convaincue à tous ces titres que notre sensibilité au vulnérable, si elle grandit, est la clé de nombreuses difficultés traversées actuellement.
Atelier Musique du vendredi matin au Centre Marie Talet de Cambes (33).
Le vendredi matin, quand j'arrive, ils sont à la fois moroses et accueillants. Sur les visages, comme une giboulée de mars, alternent triste-pluie et sourire-soleil. Il y a parfois quelques minutes consacrées à exprimer ce qui ne va pas. Cela peut prendre la forme d'une simple réticence quand les mots ne sont pas là. Les premiers gestes d'éveil corporels empruntés au yoga sont pratiqués sans enthousiasme, mais je fais le clown et les premiers rires sonnent comme le signal que mon message est désormais prêt à être reçu.
Mes stagiaires sont résidents du foyer d'accueil polyvalent pour adolescents et adultes en situation de handicap mental et psychique, autistes, trisomiques, troubles du comportement...etc...
Je n'identifie pas les personnes par leur diagnostic, qui ne m'a pas été communiqué. Normal, je ne suis pas personnel de santé.
Je rencontre des êtres qui n'ont pas tressé leurs liens à l'Autre selon les codes établis, pour des raisons qui ne me regardent pas.
C'est intime, et j'ai à cœur de ne pas m'approcher de ce territoire : c'est la clé de la confiance.
Plus je découvre l'établissement et ses protagonistes,
ceux qui y vivent et ceux qui y travaillent à plein temps,
plus mon respect pour tous est grand.
Mon postulat pédagogique:
Je viens permettre une expériences de génération de sons par la pratique musicale directe, la transmission orale, pour donner des outils pour donner du sens au ressenti, pour goûter et nommer le goût auditif, pour affiner les « papilles » mélomanes,- c'est l'écoute-, et des outils pratiques pour interagir, converser musicalement , - c'est le vocabulaire de l'improvisation et quelques possibilités d'articuler ce vocabulaire-.
Mon outil est l'écoute.
Mon écoute de tous les signaux envoyés par les participants pour ajuster en permanence et instantanément mon propos : repérer la fatigue, passer chaque fois que nécessaire et rapidement de la transmission de connaissance et de cadrage, au jeu d'application ou de pur lâchage d'énergie spontané, en passant par une blagounette.
Celle des participants, amenés à la conscientiser, à la valoriser, à l'utiliser pour interagir avec l'Autre, dialoguer, converser avec les sons. Une composante importante est la valorisation de la valeur musicale « silence » où l'écoute active, habitée, chargée de sens, vient supplanter l'attente passive d'être sollicité.
Mon objectif:
Que l'être profond de chacun contacte ce qui donne la musique.
J'appelle l'être profond ce qui en eux et moi se ressemble, fonctionne pareil, la part "d'avant l'acquisition des codes".
Entre cette zone et nous, il y a nos façons mutuelles d'incarner la vie : c'est la zone interdite, l'intime de chacun. Avec la musique comme langage, le rythme, le son, avec la voix sans le verbe (donc sans l'histoire), juste les onomatopées, nous jetons un pont au dessus de ces constructions si différentes de nos psychés : nous sommes sur un terrain d'entente potentiel.
La nécessité d'adapter mon mode opératoire pédagogique :
la mémoire indomptée
Leur mémoire existe, elle se manifeste, souveraine, si elle le décide, et mais ne répond pas à ma sollicitation. J'ignore s'il s'agit d'une impossibilité ou d'une protection, et que je le sache ne changerait rien, je dois m'accommoder de ce constat.
1h30 par semaine, c'est le temps que je consacre à mes papillons aux ailes froissées. Je vois qu'elles se
sont défroissées, un peu, parfois, lorsque je m'en vais. Je raconte tout à ma famille en rentrant. Ils connaissent et apprécient, sans les avoir rencontrés, tous mes papillons.